Les oreilles de Frédérique Lucien

pour Jérémy Gravayat

Personnellement, je crois que ce n’est pas Frédérique Lucien qui fait ses dessins mais que ce sont ses dessins qui la font.

Elle, elle appartient au silence donc à la musique tout comme ses dessins appartiennent au blanc donc à la couleur. Ce sont des dessins modestes et tenaces, un rythme, une découpe. Une fête.

Elle ne dessine pas à la marge mais au centre. Elle a de grandes ambitions. Ses dessins ne sont pas la préparation à autre chose mais une œuvre austère et méditative avec ses bons et ses mauvais jours, des séries recroquevillées sur elle-même et des séries radieuses et volatiles.

Bien sûr, elle peut dessiner sur une foultitude de supports différents, avec une infinie variété d’outils et dans d’importe quelle position. Quand elle contente de ce qu’elle vient de faire, elle danse. Grave et légère à la fois, elle me fait penser à un rai de lumière tapant, un après-midi de printemps, dans un vieux parquet mat et chaud. Danse, ma belle, danse !

Tout ce qui est couché est du dessin, tout ce qui est dressé est de la peinture, pensait Walter Benjamin. Il voyait la peinture, verticale, coupe longitudinale, représentation, chose, matière et il voyait le dessin, horizontal, coupe transversale, symboles, signes. Ça a l’air futé, non ? Si je comprends bien, cela veut dire que la peinture montre, totalise alors que le dessin pense, articule…

Visitant l’année dernière une  exposition de Frédérique Lucien, j’ai eu le coup de foudre pour son « travail » (ce mot étrange est sûrement celui qu’elle utilise le plus souvent) sur les oreilles. Pour elle, l’oreille est la partie la plus dessinée du corps. Tout est contenu dans cette forme, ce déliée, ce qu’on peut y projeter, le corps, le fœtus – tous les points qu’on peut retrouver en acupuncture au sein d’une oreille.

Elle a produit des oreilles en céramique, à l’aquarelle, au fusain, couchées dans des vitrines, collées sur des pots effilés, dans des carnets, sur des feuilles punaisés au mur, des oreilles, des oreilles, des oreilles… Qu’est-ce qui m’a fait cristalliser là ? Indéniablement la réussite esthétique de ses choses mais peut-être aussi une réminiscence. En histoire de l’art, l’oreille, c’est du lourd et je vais vous expliquer pourquoi. En 1874, un certain Giovanni Morelli publie un article dans lequel il déclare que si le style d’un peintre peut se copier de façon générale, il ne peut l’être d’une façon particulière. Pour démasquer, au niveau des attributions, les faux et les copies, il va isoler des détails significatifs qui ont échappé à la fois au peintre et à ses copistes. Et pour se faire, il choisit des éléments qui offrent une constance d’un tableau à l’autre. Après mûres réflexions, il en conserve deux : les ongles et les oreilles. Well done ! Bien joué ! Ce sont des détails qui ne sont pas appris à l’atelier comme l’étaient les yeux et la bouche, des détails sur lesquels personne n’attire jamais l’attention, des détails sur lesquels l’artiste se relâche et évade de son back round culturel. Du coup, n’importe quelle œuvre étudiée par Morelli est une scène de crime. Il est le Sherlock Holmes de l’attribution. La minceur de l’hélix, l’incurvation du lobe supérieur et la circonvolution idiomatique du cartilage sont son domaine.  Ah l’esprit du temps !

« En qualité de médecin, vous savez, Watson, qu’il n’y a pas d’organe du corps humain qui présente plus de personnalité qu’une oreille. Toutes les oreilles différent les unes des autres ; il n’y en a pas deux de semblables. » Arthur Conan Doyle

Morelli aura une énorme influence sur Sigmund Freud. On peut le considérer comme étant à la base des concepts de lapsus, d’actes manqués, etc. Ça impressionne, ça, non ? Sacrée Lucien !

Yves Tenret