Les portraits du tremble

Il est certes l’écho du nom d’un arbre qui voit ses feuilles s’agiter au moindre souffle. Le tremble inévitablement rappelle l’irrégularité, le mouvement mais aussi le risque d’échapper à toute notion précise du temps, de l’espace, le tremble installe le vacillement au cœur des dispositifs empruntés, il met de la fragilité dans un dessin trop parfait, il éclaire mais sans plomber, il place du doute dans la monotonie des gestes, s’appuie sur l’accident, il est le premier frôlement incarné. Il est le lieu d’une effusion. Au regard des œuvres les plus récentes de Frédérique Lucien, il croise la vie aventureuse, il entonne un chant de chair, il écrit une chorégraphie du toucher. Il s’absente jusqu’aux nuages pour mieux convoquer l’incendie.

Les fragments qui nous sont livrés ici sont l’écho d’actes imbibés de tendresse persistante, d’émotions, de tensions, de saisissements. Avant d’être image, l’œuvre nécessite des effleurements, des éblouissements, des extinctions peut-être, un sens du retard comme celui d’une urgence, quelque chose qui laisse surgir le heurt, qui sauve les formes de l’abstraction comme de la figuration. L’œuvre n’a pas installé résidence que dans le souvenir, elle crée un paysage, invente des séquences narratives, elle bouleverse les échelles, cartographie ce qui restait caché, elle fait du plus étranger le plus proche, elle réécrit un vocabulaire des corps, elle renégocie à sa manière les lois du partage. Car le tremble ne sépare pas, il appelle l’adhésion, il témoigne d’une expérience, il annonce des portraits à découvrir sous des angles nouveaux, désencombrés. C’est pourquoi les portraits du tremble, je les vois comme des îles aux essences invisibles, espèces apparues dans la lumière vive ou présences grignotées par les ombres, gestations bercées de secousses, blessures, détails où subsisterait le tout. Un tout qui détaché vient contaminer notre version du monde. Ou le pulvériser ou le rassembler.

Il n’est pas indifférent que tout cela se soit livré tout d’abord sous l’œil précis de la photographie. On pourrait dire l’œil scalpel, ou vertébral. Un passage assumé qui fait date. Mais qui ne sera jamais offert au regard. L’enregistrement a eu lieu, on le conçoit aisément sans ostentation, on le devine tour à tour audacieux, caressant, malicieux mais tout aussi bien silencieux, grave, attaché à conserver son étrangeté. Magique ? Car pourquoi cette partie du corps ne serait-elle pas une chimère ?

LE NOMBRIL, L’ABÎME
Dans « nombril », il y a nombre. Frédérique Lucien ressent ce besoin de s’accorder une multitude au travers de ce fragment particulièrement intime, et hallucinatoire. Il s’agit là d’une expérience, d’un rapport indéchiffrable au corps. Il y a échange, désir. Allègement. Ressemblance et dissemblance. La série des dessins qui prolongent la capture photographique transforme le fragment humain, le dote de nouveaux traits, fidèle autant qu’infidèle. Il s’agit là d’un paradoxe : la photographie qui témoigne du réel et, dans la violence d’une prise de vue, peut-être aussi troublante que déstabilisante, la photographie anticipe son éviction. La place qu’elle occupe face au sujet, en d’autres termes la preuve qu’elle apporte, tout cela fuit magistralement. Le vertige se perçoit dans cette indépendance des formes que le dessin autorise. Tout détail prélevé sur le corps trouve son sens désormais dans la page, il devient interprétation, il hâte une renaissance. Le fragment est livré à la pluie des étoiles.

Le nombril reconstruit un désir d’univers. Brûlant sur son passage les mesures orthonormées, coiffant d’ombres et de luminosités sauvages sa course sur la page, toujours aux dimensions d’un livre. L’œuvre se fortifie de tous ces déplacements qu’elle accueille comme autant de chances, comme un art d’aimer.

DES CORPS SANS VISAGE
Avec Anonyme, ce sont les parties de corps qui survivaient au portrait. Qui en diffusaient l’harmonique. Qui dressaient une cartographie des corps, en mélangeant les âges, les sexes, au risque de les dépersonnaliser. Et pourtant chaque spectateur était à même de puiser dans cet apparent morcellement ce qui le rattachait au monde des vivants. Parfois la disposition des fragments du corps tournait à la citation clinique, parfois au contraire la figure relevait du blason, d’un portrait autre, installant le trouble au cœur du
dispositif.

Sans visage donc. Mirage incessant, suspendu, détaché et malgré tout répercuté dans l’épaisseur d’un rêve planétaire.

Lorsque je regarde ces dessins de ce côté-là des corps, attisé par la violence de ce qu’ils évoquent, je ressens autant ce qu’il y a de persistant dans cette apesanteur que ce qu’il y a d’étrange dans cette succession, de monstrueux. L’image qui m’est proposée est certes l’écho d’une offrande, mais elle est aussi détail arraché, vacillant dans la nuit saillante. Oui ! Chaque page m’offre une histoire installée dans la torpeur des astres.

CERTAINS DÉPÔT D’ÉTOILES
Si je parle du livre, j’évoque l’inscription. On peut imaginer des milliers de pages dévolues à retranscrire ces immersions, d’un corps à l’autre, d’un point, noir, à une transparence verticale, d’un dépassement du calcul de visibilité à une perte. Du scintillant au plus obscur. Dans ces quelques traces qui peuvent rester à la surface de la feuille, je vois tout à coup surgir une fureur géologique, puis d’un massif glacé s’affirmer une abstraction, il apparaît que ni commencement ni fin ne président à ces constructions visuelles, le rêve se défait sans renoncer aux lois contenues dans certains dépôts d’étoiles, des lois qui ne cessent de transgresser les échelles, d’inventer des vitesses,parcourir la nuit.

Car c’est à des parcours que nous invite Frédérique Lucien. La métamorphose n’est jamais loin, néanmoins elle ne saurait satisfaire celle qui choisit lentement, très lentement même, l’objet de ses concentrations. Sans doute la sculpture favorise-t-elle une nouvelle conviction : nous n’avions en effet jamais quitté le corps.

Le moindre accident sur une peau peut conduire à des emportements graphiques. Le moindre lacet à peine visible peut créer des ponts, des liens. La surface de la feuille devient alors plus qu’un réceptacle, elle origine un paysage et lui permet d’occuper l’espace selon une fantaisie d’elle seule connue. Ce paysage maintient le cap, rien ne peut le perdre malgré l’irrégularité, ou l’impatience, de la main qui le représente. Car la fragilité du dessin est miraculeuse.

NEUTRE
Des bouches, des oreilles, des nombrils, des femmes, des enfants, des hommes, des plantes, des astres, des trous, des pleins, des bords, des fils, du feu, de la brume, des brouillards… Autant d’instruments de connaissance où le ressassement conduit à ces formes vivantes de l’autobiographie. « Il n’y a pas de limite », nous dit avec force cette artiste du ni masculin ni féminin, mais du neutre à qui l’on aurait attribué les qualités les plus paradoxales. Imaginez : le neutre ouvert dans les gouffres baroques ! Vite égaré, perdant de sa trajectoire, s’adossant à un organe pour reprendre du souffle, et de la légèreté.

Loin. Près. Très près, trop près. Et s’éloigner à nouveau. Pourquoi ces fragments ne me renvoient-ils jamais à l’amputation ? À un corps morcelé, un supplice ? Ils ne se tiennent pas sur le rayon du meurtre. Je les vois comme des recueils où se déposent les désirs. Je retiens leur saisissante qualité d’autonomie. Je m’étonne de les voir, les parcourir sous l’angle de l’enchantement. Bientôt un chant les pare.

Donner du champ à l’objet qu’on exhibe, c’est permettre au mouvement de continuer à vivre, circuler, se stimuler au hasard de ma lecture fantaisiste, apporter du poids, en retrancher ailleurs, envisager la répétition comme une ivresse, maintenir le rythme, convoquer des variations. Construire une phrase musicale.

MOULER DES PLIS
C’est la fin du jour. Une poussière, blanche, à l’énergie particulière, atteste la réalisation d’une sculpture. Bas-relief de dimensions modestes, à l’échelle d’un corps, moulage d’une cicatrice dont le dessin déploiera les ailes. Quand la nuit tombe, les règles du jeu sont plus aiguës, la concentration plus grande. Car rien n’est facile ici, les associations se pressent. Comment franchir les distances ? Comment s’occuper des heurts, des chocs, avec une économie de moyens rare et entêtée ? Comment laisser remonter la pensée sans s’interdire l’étonnement, sans aimer l’imprévu ? Sans compter sur l’accident qui éclaire ?

Frédérique Lucien réorchestre le chaos. Le moulage en est le point d’orgue. Lorsqu’elle reviendra au dessin, sans doute se souviendra-t-elle de l’échange accompli au cours de cette longue aventure dont nous ne revenons qu’acquittés par la découverte de dimensions sidérantes.

DESSINS DE NUIT
Certains animaux ont une capacité à voir la nuit. Ils séduisent en nous le désir de traverser des opacités, des couloirs invraisemblables. À leur contact nous rêvons d’emportements similaires, et, nous délivrant des rituels, nous attendons de vivre des vies parallèles. Certaines œuvres aiment à nous laisser partir sur des chemins tordus, voire impraticables par temps clair. Cette région du temps qui se calcule autrement, nous l’associons au goût que nous avons des déséquilibres, des mirages. L’audace veut que, devant tous ces nombrils, je voie la suite d’une vie plus clandestine, plus physique encore, sensuelle, qui place le champ de gravité dans une autre dimension, où la distraction devient une arme, où l’on exige de moi un comportement de déménageur. Un déménageur secouant légèrement la tête et les mains pour accueillir des météorologies discrètes mais prolongées, moquer les mythologies profondes au profit d’un battement d’ailes, m’éparpiller pour me retrouver dans ces portraits qui résistent à tout, au feu, au temps, à l’orage, ces beaux portraits du tremble, penchés vers le futur, agités toujours quand tout se trouve autour d’eux converti au silence, les portraits, ensemble, tisseurs de vertige, généreux, affinés, accomplissant un tour entier autour de ma tête.