IL, advint, ce corps, ce paysage sidérant
(extrait)

Albrecht Dürer produisait de nombreuses études préalables à la réalisation de ses peintures. Il s’agissait le plus souvent de détails mais dessinés si minutieusement qu’ils prennent aujourd’hui valeur de manifeste, non seulement de son œil aiguisé et de sa manière, d’une haute finesse technique, mais aussi du soin qu’il accordait à la moindre partie d’une composition. Du retable Heller, du nom de son commanditaire, Dürer peint de sa seule main le panneau central, achevé aux alentours de 1509 et qui combine deux thèmes iconographiques, L’Assomption et Le Couronnement de la Vierge. Dans le registre du bas, un apôtre de dos se tient agenouillé. Face à nous, au premier plan, la face inférieure de ses pieds. De ce tableau emporté dans un incendie plus de deux siècles plus tard, nous sont parvenues une copie mais aussi, de la main du maître, une vingtaine d’études préparatoires d’une grande méticulosité. Dont ces voûtes plantaires, dans un dessin d’une étonnante délicatesse, depuis cette perspective extrêmement rare. Le Caravage en fera au siècle suivant une marque d’humilité : au premier plan de la Madone de Lorette, les plantes de pied sales du pèlerin à genoux frappent, d’autant qu’elles se situent à hauteur de vue du visiteur conduit à contempler l’œuvre dans l’église Sant’Agostino à Rome. L’analogie avec les pieds de IL de Frédérique Lucien ne saurait être uniquement formelle. Dans le dessin de Dürer, le raccourci est tout aussi saisissant que le point de vue. La valeur métonymique du détail permet non seulement de nous laisser deviner un corps entier, mais aussi sa position, en l’occurrence agenouillée, en signe de piété. Sans que cela soit une finalité en soi, une aura similaire, inscrite dans une tradition de dévotion, nimbe l’œuvre de Frédérique Lucien. Les mains en prière qu’elle dessine ou dont elle réalise des moulages n’en sont qu’un autre exemple. On en retrouve également un écho dans la même série d’études de Dürer pour le retable Heller. Fébrilement dressées vers le ciel, s’effleurant l’une l’autre, les Mains en prière du maître de Nuremberg valent pour elles-mêmes, à la fois dans leur gracieuse authenticité et dans leur qualité de signe. Les mains détiennent leur langage, dont le vocabulaire s’avère aussi divers que l’œuvre de Dürer compte de personnages. Qu’elles tiennent ou non un objet, Dürer les dote d’une vie propre ; elles entretiennent l’une envers l’autre des liens et font preuve, à l’adresse du spectateur, d’une insatiable éloquence. Dans Jésus à l’âge de douze ans au milieu des docteurs, de 1506, les mains, exactement placées au centre de la composition, nous parlent autant qu’elles se parlent. Ce motif a également donné lieu à une étude préalable très poussée, qui fascine aujourd’hui un œil désormais aguerri à reconnaître la valeur hautement artistique de ces dessins préparatoires. Du reste, si ces études s’attardent sur un fragment, Dürer les signe, telles des œuvres à part entière. Les mains, que Frédérique Lucien saisit sur le papier ou dont elle conserve l’empreinte dans le plâtre, sont, elles aussi, remarquablement expressives. Elles s’explorent l’une l’autre, se soutiennent, se nouent, se serrent, se retrouvent parfois dos à dos. Leurs doigts se croisent, s’emmêlent, s’expriment dans une langue des signes dont le sens parfois se perd, pour qui ne connaît pas ce langage. Un effet miroir se produit avec la main qui dessine, dit elle aussi des choses, caresse elle aussi le papier comme elle caresserait les mains qu’elle reproduit. En sus de décrire, en sus d’être expérimentation, le dessin tient tout entier dans sa capacité à faire retour sur lui-même.

Dans l’un des poèmes de son recueil en langue française Vergers, Rainer Maria Rilke s’adresse à son propre corps comme à un frère aîné, incarné dans un végétal noblement tourné vers le ciel :

“Qu’il est doux parfois d’être de ton avis,
frère aîné, ô mon corps,
qu’il est doux d’être fort
de ta force,
de te sentir feuille, tige, écorce
et tout ce que tu peux devenir encor,
toi, si près de l’esprit.

Toi, si franc, si uni
Dans ta joie manifeste
d’être cet arbre de gestes
qui, un instant, ralentit
les allures célestes
pour y placer sa vie.”

Quelques-unes des mains dessinées par Frédérique Lucien épousent les ramures d’un arbre. Elles prennent l’apparence d’une souche ou bien se font tiges de bambou, dotées de phalanges et d’articulations. L’artiste perçoit le réel sous la forme de signes qui, en cette qualité même, peuvent se révéler polysémiques. Ce sont les affinités cachées entre les différents règnes – minéral, végétal, humain – que par là même elle révèle. Tout le ressort de la dynamique des lignes et des phénomènes de surface propres au dessin réside là : dans sa capacité à enchâsser des images. Frédérique Lucien en joue. Elle aborde la pure fiction dans le dessin au trait ou bien explore le sfumato et le clair-obscur. Parfois, ces deux techniques coexistent dans un même dessin, les zones de clarté venant délimiter les lieux de contact du corps, ses points d’appui, ou bien la délicatesse de ses articulations. Le fusain s’effrite quasi imperceptiblement dans les endroits du toucher et de la mobilité. L’artiste s’attache aux interstices où ces lignes ou surfaces forment des nœuds, où elles se polarisent, comme autour d’un centre, ou bien se cristallisent, comme aux abords d’un orifice. Il n’est pas innocent de décrire une oreille, un nombril ou de s’attarder à l’Orée de lèvres charnues et charbonneuses. Frédérique Lucien se tient à la lisière des êtres ou se risque dans leurs entrebâillements, leurs replis, leurs renflements, leurs circonvolutions, là où les surfaces palpitent, là où le bois carbonisé peut faire saillie. Si le fusain propose des analogies plastiques avec le modèle originellement photographié, il puise aussi dans ses ressources propres, laisse s’exprimer les effets que lui-même produit et les échos qu’ils font résonner. Une lumière crépusculaire enveloppe les motifs. Le volume est rendu par des veloutés de gris aux douces langueurs. Et la résonance intime qui est ici éveillée regarde vers l’universalité. Le corps même devient paysage. Les correspondances, la continuité et autres effets miroirs entre l’humain et le végétal peuvent aller jusqu’à la réversibilité. L’œuvre de Frédérique Lucien s’inscrit dans la tradition de l’image double. Crayon et fusain sont des instruments d’exploration, ils naviguent sur les corps, se fondent dans des paysages vallonnés, s’aventurent aux confins de profondeurs. Les éléments se conjuguent, s’épousent, se confondent. D’un même allant, c’est nous, regardeurs, que l’artiste végétalise puis minéralise et pétrifie.

Au début des années 2000, Frédérique Lucien crée la série des Archipels et des Île, formes pleines et colorées dont les contours dessinent une gracieuse géographie, parallèlement à un ensemble intitulé Encre, qui pourrait en représenter les dénivelés intérieurs. Par une sorte de métaphore filée, l’angle de vue se resserre, revient plus explicitement au corps, bien qu’il fût jusqu’alors partout présent : dans la forme paradoxalement phallique des Pistils peints à la gouache, dans les traits lovés des mêmes Pistils dessinés au fusain ou bien dans les coudes ovariens des Fruits d’Érable. Une sorte de génitalité naît de l’enroulement des pétales de fleurs flânées, des tiges discrètement tracées et autres développements végétaux, comme, plus tard, dans le plissé de paupières closes. Ces œuvres sont des curiosa, en lesquelles on peine quelquefois à distinguer le motif originel. Chaque forme, texture ou structure trouve un répondant analogique dans l’un ou l’autre règne. L’on pénètre un cabinet d’histoire naturelle, dont les composants pourraient se lier les uns aux autres par affinités morphologiques, par réminiscence.
Parfois, Frédérique Lucien choisit un motif qui a valeur de signe, voire de symbole. Dans une série opportunément intitulée Vanités (2005), l’artiste couche un chrysanthème à l’horizontale. En devenant gisant, le corps symbolique, élancé, dit sa finitude. L’œuvre reproduit, en ses linéaments mêmes, un processus de gestation, depuis la forme embryonnaire des Encre (2001) jusqu’au dépérissement, qui devient source d’une recherche plastique inédite. L’incarnation, c’est la destinée de l’homme, de son corps. C’est aussi le propre de l’art. Par un glissement quasi imperceptible, une analogie entre les Encre et les Dessin d’oreille se fait jour. Couchées sur le papier, les oreilles poursuivent les lacis intérieurs d’une coquille de noix ou bien radiographient des formes fœtales. Ces images à double fond composent aussi avec un versant plus menaçant qui a trait à l’étrangeté anatomique ou topologique propre à la fragmentation. Car, dans l’œuvre de Frédérique Lucien, il est aussi question du mutisme, de l’aveuglement, de la surdité et de leur contraire : l’oralité, la vision, l’ouïe. Coquillage aux circonvolutions inouïes (in-ouïes), l’oreille apparaît en sculpture en 2003 et marque une redécouverte du corps. Elle vient se ficher, telle une anse, sur le flanc de céramiques dont les contours poursuivent l’ovale du visage. Le mot “tête” provient du latin testa, signifiant originellement “coquille” mais désignant également tout objet de terre cuite, pot ou vase. Des hypothèses ont été émises sur l’analogie formelle entre le crâne humain et des objets usuels, généralement creux et arrondis, pour justifier le glissement vers le sens courant du mot. Munies de ces anses anthropomorphes, organes de l’ouïe et de l’équilibre, ces coupes devraient à jamais taire l’expression “sourd comme un pot”. Mais bientôt, les oreilles se déplacent, s’accouplent et prolifèrent, telles des excroissances organiques. Elles excluent l’usage et plantent un décor. Les transferts anatomiques, l’attribution d’une forme humaine à un objet a priori sans âme introduisent une discontinuité dans ce qui nous est familier, éveillent un sentiment d’effroi, cet Unheimlich décrit par Freud et traduit en français par “inquiétante étrangeté”. Le volume même de ces Céramiques dégourdies – dégourdir signifiant “redonner vie, mouvement” – accentue encore cet effet. L’ouïe favorise les “délires oniriques”. Frédérique Lucien flirte là avec le langage du rêve, le traduit dans le champ de la vision. Et quand bien même elle en voilerait l’organe. Dans leur dimension archaïque, ces amphores se rapportent au masque. L’évasement de l’une d’elles poursuit les contours du visage de la reine égyptienne Néfertiti, coiffée de son couvre-chef. Ces sculptures immaculées, sans autre dénivelé que ces pavillons récepteurs d’ondes, forment le pendant inverse des autoportraits de Vincent Van Gogh à l’oreille coupée. Pourtant, ailleurs, Frédérique Lucien taille, fragmente, poursuivant une réflexion entamée avec les Pendantes (2005), qui tiennent des gouaches découpées de Matisse, une sculpture au ciseau. Mais la dimension quasi mutilante de l’œuvre apparaît plus encore dans les moulages, de lèvres, de nombrils, d’oreilles, de coudes, de genoux, tandis que le dessin semble, lui, un espace de reconstruction.
Avec le moulage, c’est la technique même qui est contenu, à la manière des images acheiropoïètes, créées non de main d’homme. Le galet, support pictural chez de nombreux artistes tel Victor Brauner, devient sous les doigts de Frédérique Lucien lèvres de porcelaine sensuelles par l’aménagement d’une fente dans leur épaisseur. Incision ensuite pratiquée dans le papier. Dessinées, légèrement entaillées puis pliées, ces lèvres, ouvrant la partie inférieure d’une feuille de papier dressée verticalement, insinuent le portrait. Elles sont en réalité paysages vallonnés se détachant sur de hauts ciels dégagés. Leur découpe correspond au dénivelé d’un bas-relief, tant l’œuvre de Frédérique Lucien se préoccupe aussi bien de volume que de ligne et de surface. Les lèvres, supérieure et inférieure, forment comme deux petites feuilles venues s’échouer sur une page irisée, au bord de la défleuraison. Et que disent-elles ? Quels mots s’y retrouvent ? Démesurément agrandies en porcelaine, ces bouches, retranchées dans leur silence, conserveront à jamais leur secret. Pourtant, malgré leur facialité obstinée, leur profonde sensualité les soustrait au mutisme total. Monumentales, charnelles, elles sont les organes dévorants du baiser, peints dans des rouges familiers, mais aussi dans des carnations inhabituelles : des ors, des bronzes et des noirs, comme inspirées par les draperies vénitiennes d’un Carpaccio. Giacometti est le seul moderne à avoir peint de couleur des sculptures figuratives. Chez Frédérique Lucien, la couleur, dès lors qu’elle est appliquée sur des coudes ou des genoux, soustrait l’œuvre du réalisme propre à l’empreinte du moulage. Dans le même temps, et paradoxalement, elle apporte un signe de vie, par contraste avec l’éclat du plâtre. Posés au sol, ces dessins en volume forment eux aussi des paysages. L’alignement de fragments de corps, comme celui des lèvres, dessine un horizon, à la manière de la Suite horizon de 2001. Le volume se plie au désir de ligne. À leur tour, les lèvres sans visage s’ordonnent dans une Ligne muette. L’individualité du dessin de la bouche à la source de ces moulages se perd dans la répétition du quasi même. Le modèle s’éloigne pour devenir œuvre, dessin sculptural ou ligne ayant sa vie propre.
Les mains reproduites au trait montrent à quel point le dessin constitue, non seulement un mode de vision, mais aussi de connaissance, quand les mains rendues dans les surfaces pleines du fusain en offrent une sorte de concrétisation sensuelle, palpable. Du reste, ces deux séries semblent avant tout préoccupées des étreintes entre ces deux organes, de leurs zones de contact, de la manière dont ils se touchent. Cet art se révèle de toutes parts haptique, ce que confirme encore le passage à la représentation tridimensionnelle. Tactile, il met en émoi comme il cherche à atteindre le cœur, à émouvoir. Exposées les unes à côté des autres sur une surface plane horizontale, coulées dans le collectif, les mains semblent surgir d’une mer d’huile, se dressent en prière, comme cherchant à échapper à une inéluctable noyade. Loin des facéties acrobatiques des Quinze pairs de mains de Bruce Nauman, élancées sur un fin socle de métal, ces mains-là s’enracinent dans le sol et détiennent cette force érectile qui les hisse, dans une version moderne de l’orant, figure de supplication, d’adoration et d’offrande. Rattachés à la dévotion populaire, les ex-voto remplissent diverses fonctions : action de grâce, acte surérogatoire, acte de remerciement, propitiatoire ou commémoratif . Cette pratique s’avère bien antérieure à la religion chrétienne. Dans l’Égypte ancienne, des oreilles de profil ornaient certaines stèles offertes en propitiation. Le musée de Saint-Germain-en-Laye conserve une petite plaque de métal, d’époque romaine, représentant une oreille de profil vaguement stylisée. Ce talisman devait favoriser la guérison de maux d’oreille. Este, dans la province de Padoue, abritait aux Ve et IVe siècles avant J.-C. un sanctuaire dédié à Reitia, protectrice des maladies et déesse de la fécondité, et où ont été découvertes des plaques votives de bronze, figurant des yeux, une main, une jambe, un pénis ou encore une poitrine féminine. L’ex-voto, telle une prière, doit permettre de gagner la faveur des dieux et vise à conjurer le sort. Par la facialité qui les caractérise essentiellement, ces images de fragments de corps sont apotropaïques, elles partagent avec l’antique Méduse, frontale, taillée, plus précisément décapitée, le pouvoir d’agir. La dimension sacrificielle à laquelle renvoie le fragment corporel ne s’avère désormais acceptable que dans des institutions à vocation archivistique ou pédagogique, tel le musée des moulages de l’hôpital Saint-Louis à Paris. Entre rite païen et don de piété chrétienne, la pratique votive trahit une inquiétude profondément humaine face à la dégénérescence ou la disparition du corps, face à la douleur ou à la mort. Faire du corps une image, c’est aussi le perpétuer. C’est mettre en œuvre sa qualité de signe. S’ils peuvent prendre diverses formes – tableau peint, plaque gravée, maquettes de bateau, objets de valeur affective –, les plus courants présentent des éléments isolés de l’anatomie humaine – poumons, jambe, cœur, seins, yeux – en cire ou de cuivre, bien souvent produits en série. Offertes en dévotion dans les lieux de culte, ces parties détachées du corps se retrouvent assemblées de manière arbitraire. Cette mise en espace spécifique trouve son plus bel écho dans la série Anonyme (2010) de Frédérique Lucien. Ici non plus, rien n’est à sa place. Une main se tend au-dessous de jambes. Un pied semble prendre appui sur un bas-ventre. Un genou se plie sous des jambes couchées à l’horizontale. Tous les montages peuvent avoir cours. Cet ensemble se compose de morceaux de corps élus, interrompus par le seul bord de la feuille, comme s’ils la traversaient. Chaque dessin figure un détail comme détaché de son contexte, littéralement coupé. La reconstitution corporelle semble à jamais vouée à l’incomplétude ou à la permutation infinie. Mobile, le fragment s’ouvre à la pluralité. En œuvrant par série, l’artiste épuise des thèmes, crée des variations, recherche l’unité dans la diversité. Dans l’antre de l’atelier, elle accomplit le geste intime de la prise d’empreintes, ou relève des traces, traque les indices minimes qui pourraient en référer à quelqu’un en particulier. En médecin légiste, elle répertorie un ADN visuel qu’elle met ensuite en scène, reconstitue. Frédérique Lucien prend à contre-pied le mythe de l’idéal. Elle n’omet rien de l’individualité du modèle, accentue même ses particularités. Elle dessine la peau des êtres et des choses. Peau qui, par analogie avec le papier, montre sans rougir ses aspérités, ses taches, sa texture, sa lente flétrissure. Le modèle jouit d’un statut particulier, agit telle une contre-forme. Ces fragments de corps conservent leur individualité propre, révèlent une présence fantomatique, ressurgissant au gré des expositions, dans des voisinages à chaque fois différents. Mais la personne particulière se fond dans le corps collectif. Dessin, elle devient image. Bien qu’omniprésente – ces genoux timidement resserrés, ces fesses généreuses, le galbe de ce mollet arrondi –, la singularité de la forme paradoxalement se dissout, bascule dans l’anonymat. Les modulations du dessin octroient à l’ensemble un rythme, dans une alternance savamment orchestrée de nuances de gris. Dans le chaos, perce un ordre nouveau. L’art combinatoire équivaut à une pensée du tout. La variation évoque la diversité dans l’unité, cette sorte d’harmonie universelle tant rêvée par les romantiques. Une poétique du lien se dessine comme en sous-main, in absentia. Si Frédérique Lucien découpe, elle suture aussi. Les dessins d’Anonyme, pour la plupart “traversants”, à contours perdus pour ainsi dire, appellent la continuité ou le raccord, de soi à soi, ou de soi à autrui. Le trouble naît aussi de là. Tout être sexué est un être séparé, désirant l’autre en raison de son incomplétude même. De la sensualité offerte, mais aussi des liaisons sans cesse possibles entre les êtres. Isis n’aura de cesse de reconstituer le corps morcelé d’Osiris. Ces fragments de corps forment des continents à la dérive, amenés à se rejoindre puis à nouveau se séparer. Anonyme, polyptique appelant toutes les combinatoires, dresse une carte du tendre, une dérive des sentiments.
Un conflit de préséance entre le toucher et la vision travaille tout l’œuvre de Frédérique Lucien. À chaque fois, il est question de projection, de report, de volume, dessinant à la manière du frottage des formes minérales, végétales, animales ou humaines, amenées à surgir du papier et, peut-être, à nous stupéfier. Les mots de Rubens ne sauraient sonner plus juste :

« Je n’ai jamais vu dans ma vie chose de meilleur goût que les pierres que vous m’avez mandées, qui me paraissent inestimables et dépasser tous mes souhaits. J’aime à l’extrême la vulve divine avec les ailes de papillon mais je n’arrive pas à distinguer en elle ce qui est l’autel et ce qui est la bouche de cette vulve retournée, ce que je verrais mieux peut-être en en faisant l’empreinte » .

À la suite de la Feuille de vigne femelle de Duchamp, Frédérique Lucien s’applique plus récemment à mouler des sexes, féminins mais aussi masculins, ce qui, de la part d’une artiste femme, est suffisamment rare pour être relevé. Si, dans l’histoire de la représentation du nu, qu’il soit figuré pour lui-même, indépendamment de toute allégorie, est relativement nouveau, il est plus inaccoutumé de le voir ainsi porté par une femme, d’autant lorsqu’il est de l’autre sexe. Avec la suite IL, homophone de cette autre Île, apparaît dans l’œuvre de Frédérique Lucien un nouvel horizon. Avec le sujet masculin, apparaît le visage. Là où les rides d’expression d’un front aux sourcils levés se confondent avec les strates successives d’un paysage perçu en profondeur. IL est le pronom de la troisième personne, dans cette relation triangulaire instaurée par l’œuvre, entre l’artiste, le spectateur et le modèle. Anonyme, cette série de dessins n’en reste pas moins autographe. Voilé d’un pronom, IL n’en est pas moins personne au singulier. IL et non Ils. Au contraire de ces autres anonymes, quelqu’un est désigné. Si l’œuvre exhalait jusqu’à présent un érotisme de la pudeur, le fusain pénètre cette fois-ci plus avant dans l’intimité du corps. L’œil, organe de la vue, indissociablement liée au désir et à la peur, se révèle lui aussi avec cet IL, cet “arbre de gestes”, cette peau de cuir proche de l’écorce. Le dessin, comme le moulage, possède la faculté de fixer les traits humains, de les “pétrifier” jusqu’à saisir en retour le spectateur, seul dépositaire, in fine, de l’œuvre et seul véritable porteur de sa charge érotique. Du reste, IL ferme les yeux. L’œil à la paupière close devient, retourné, sexe féminin, de même que les replis de son anus forment les nervures d’une petite feuille d’arbre. L’incarnation graduelle, cette recherche du corps, sans doute le propre de l’art, équivaut à un retour à la terre, à la fois sol et ligne d’horizon. Mais cette quête du corps est également une rencontre amoureuse.
Point autour duquel s’organise l’harmonie du corps humain à la Renaissance, le nombril devient, sous le fusain de Frédérique Lucien, organe flottant, astre égaré dans une nuit étoilée ou bien comète hérissée de poils. Décentrés pour la plupart sur la feuille qui les reçoit, les Nombrils (2012-2013) contraignent le spectateur à caresser du regard ces plis de la chair. Frontal, le nombril se fait œil. Originellement cicatrice, il se fait vulve. Frédérique Lucien place d’emblée le spectateur dans une relation d’intimité avec le dessin, qui le dévisage à son tour, le méduse. Ce pouvoir de séduction de l’œuvre, dans l’indécision de ce qu’elle donne réellement à voir, à contempler ou, plus encore, à caresser du regard, écarte au moins une ambiguïté : la jouissance esthétique n’est jamais loin du trouble de la volupté. Ces images quasi oniriques détiennent la faculté d’agir sur qui les contemple, de la même manière que l’on prête à l’offrande le pouvoir d’influer sur le cours inéluctable des choses, sur la déchéance, précisément, du corps.