Les existences d’un corps

Les derniers travaux de Frédérique Lucien constituent une ponctuation qui nous oblige à revenir en arrière, à relire, à leur lumière, l’ensemble de son œuvre comme on relit une phrase. Leur titre est « Anonymes ». Ils se composent de fragments de corps : jambes, torses, bassins, dessinés sur des papiers rectangulaires, qui prennent place sur le mur dans de grandes compositions noires et blanches.

Ces parts d’organismes sont, à la fois, très présentes, très matérielles, morceaux de notre corps et, à la fois, tels des icônes ou des ex-votos, elles livrent une nature spirituelle, animée par la projection de pensées sensibles qui s’en emparent pour les fantasmer. Elles les changent en foyers d’infinies virtualités. Nous passons de l’état littéral d’un membre à une qualité d’astre dans une cosmogonie de représentations incarnées.

Le corps est ici parfaitement reconnaissable, fonctionnellement, comme parfaitement « étranger », dans les existences que le dessin déploie

Le corps est ici parfaitement reconnaissable, fonctionnellement, comme parfaitement « étranger », dans les existences que le dessin déploie. Il se présente comme une énigme d’autant plus qu’il apparaît clairement pour ce qu’il est : chair, os, muscles, cicatrices qui, à l’évidence, ne le résument pas.

Frédérique Lucien dessine, donc, un corps. Ce faisant, la précision de cette proposition invite à se demander si ce ne fut pas toujours le cas, à s’interroger sur ce corps qui, s’il ne s’est jamais présenté comme aujourd’hui, n’a cessé d’être le sujet de son œuvre. A revoir l’ensemble des travaux et périodes depuis 1990, avec leurs jeux d’écart et de regard, ce sujet est fondateur mais de quel corps s’agit-il ?

Je crois que l’ambition est, en se saisissant de toutes les formes possibles, d’établir un territoire où l’artiste questionne une réalité qu’elle poursuit méthodiquement. Cette réalité n’est pas une image mais d’abord une matière, faite de formes et de molécules, c’est elle qui signifie. Frédérique Lucien l’appelle, la fait venir pour que d’objet extérieur, elle se charge, peu à peu, de la substance interne de l’œuvre. Cette substance n’est pas une réalité figée. D’ailleurs plus qu’une réalité commune, à tous, elle est le réel même du créateur. Elle n’est pas la chose mais le mouvement qui la lie au créateur. Elle existe parce que Frédérique Lucien est portée par elle, par les questions qu’elle induit et parce qu’elle l’envahit de sa présence. Cet aller-retour entre conscience et réalité fonde le réel mobile qu’elle chasse. Il façonne, peu à peu, ce corps avec lequel elle dialogue depuis les premiers pas.

Comment le comprendre ? Comment le décrire ? Il n’est pas abstraction physico-chimique ou pure abstraction formelle. Il est bien matière, mais sans cesse en débat avec les figures et les situations que l’artiste vit et retient (Calaceme).

Ce corps est d’abord pure surface mouvante mais il est aussi expansion végétale, sexe et danse. Par là il n’appartient pas à un monde d’essences, il s’incorpore aux existences qui participent à celles de la créatrice comme aux nôtres. L’important est sa pluralité de vies et d’incarnations. Frédérique Lucien, par le réel, lui donne ces vies à travers différents états qui le définissent.

A n’en pas douter, il est, en premier lieu, question du corps humain. Non pas, excepté dans les derniers dessins, grâce à sa représentation directe mais à travers des processus continus de déplacements, notamment, au sein du règne végétal. Le corps qu’il s’agit de cerner, par exemple grâce à des peintures presque des empreintes brutes (Pistils) produit des taches, des humeurs. Il existe dans les plis du papier. Par un geste, brut, expressif, il est aussi la trace sensuelle d’une main. Il est un personnage existant dans sa masse et sa couleur. Dans Fruits d’érable le fruit figuré renvoie à un bassin avec ses os et ses organes. C’est la nature interne du corps qu’il laisse supposer. Il exprime une étrange sensualité par la qualité du trait comme par l’allusion aux systèmes de présentation de planches anatomiques qui compose la page. Il n’y a pas d’identité, pas de singularité, aucun nom propre mais les états évolutifs de corps en nombre.

Le dessin, économe en apparence, touche par la vibration de sa ligne, la pulvérisation de la matière, au plus sensible, au plus intime, recelant ainsi toutes les virtualités de l’interprétation. Depuis l’existence d’un sexe féminin jusqu’à la simple traduction visuelle du toucher

Ces états sont trompeurs car ils ne sont pas immobilisés dans une disposition statique. Ils sont pensés dans l’énumération et le glissement qui, qualifiant – par exemple, dans la série des Traces – les relations entre les différentes unités, dessinent des espaces interstitiels mettant en scène, l’altérité, le rapport secret à l’autre. Le dessin, économe en apparence, touche par la vibration de sa ligne, la pulvérisation de la matière, au plus sensible, au plus intime, recelant ainsi toutes les virtualités de l’interprétation. Depuis l’existence d’un sexe féminin jusqu’à la simple traduction visuelle du toucher.

 

Sans jamais désigner ou nommer, Frédérique Lucien met en œuvre un corps par approches successives, qui ouvre, grâce à l’association de perceptions, l’instant d’une vision ou le théâtre d’une hallucination. La figure acquiert son autonomie. Elle échappe, parfois, au contrôle de sa créatrice, qui, pour maintenir l’intensité de cette libération-explosion l’oblige à se confronter à son contraire : l’ordre et la géométrie. C’est le cas de St Lucie, Follicules ou un fragment intime de corps ou de feuilles ou, encore, un paysage, sont dessinés sur un papier millimétré qui relance le débat, physique et imaginaire, de formes avec un système contradictoire de normes. Il en est de même dans les séries récentes où les supports rectangulaires, leur accrochage rigoureux, les mises en scène du « Hors-champs » nous obligent à réactiver la dynamique du dessin contre les données qui l’organisent, mettant ainsi l’ensemble de l’espace sous tension.

Frédérique Lucien nous permet d’éprouver le concret, le contour, « l’étant donné du corps » visible, tout en le minant, insidieusement, par la figure centrale de son œuvre : celle d’un corps multiple, d’un corps ductile, d’un corps qui, se libérant d’identités aliénantes, devient un corps funambule lancé dans la nature.

Si ce corps est d’abord humain, il est aussi végétal. S’il permet tous les déploiements gymniques, il indique que, pour Frédérique Lucien, ce corps est constitué par une substance en renouvellement perpétuel, chute ou floraison et dont le principe est la genèse. Ses formes croissent ou s’écoulent, se développent ou s’effondrent. Ce corps meurt et se reconstitue. Il ne cesse d’évoluer, dessinant les lignes d’un paysage renaissant.

Paysage, ce mot introduit, sans doute, le troisième mode majeur d’existence corporelle : celui d’un corps géographique, qui apparait dans plusieurs œuvres : Forces, Iles Forex, Giornate, etc. Celles-ci construisent une configuration de terres, d’îles, de flaques qui se mixent, se superposent, dilatent l’espace plan ou envahissent les trois dimensions de l’espace architectural. Le corps se constitue alors de découpes et de blancs qui créent des archipels, qui engendrent des rythmes, qui proposent des corps morcelés mais, paradoxalement, rassemblés grâce à des ensembles luttant contre leur division. Les figures s’éloignent et se rapprochent. Ce qui semble terre ou eau devient flamme. Les ensembles constitués donnent le sentiment de porter tous les règnes possibles. Les lignes continues puis discontinues décomposent et génèrent les horizons. L’œuvre de Frédérique Lucien, avec la peinture, devient une œuvre de sculpture et d’installation qui traversent les volumes bâtis ou les déstabilisent, pour nous entrainer dans une giration. Elle oblige à l’adaptation incessante de nos observations pour garder l’équilibre. Nous sommes, alors, au cœur du dialogue essentiel avec ce corps à la fois défini et insaisissable.

Frédérique Lucien nous met devant les yeux, nous livre à l’expérience de l’espace du corps mais d’un corps qui ne s’atteint que par détour : par la danse d’un corps « inachevé » qui ne repose jamais. Il vit plus vite que la fuite du temps ou le mouvement des saisons. Il flotte, mirage concret entre le vide et son contraire.

Il se forme et se déforme. Il est le principe même de la métamorphose. Il nous est si familier que nous ne pouvons nous satisfaire de cette familiarité, ainsi nous glisse-t-il entre les mains et par ses changements, ses subterfuges, devient « un corps-monstre ». Cette « forme monstre » (autre nom pour la poésie) est présente dans de nombreuses œuvres, dans les excroissances inquiétantes des Pistils et leurs filaments de peaux, leurs boutons et boutures, dans Les Calques additionnés où se fait et se défait une tête mêlant feuille, sexe, visage en un étrange « masque », une « personna dyonisaque » modelée de mystères, de voiles et de grimaces. Elle est énergumène dans les Céramiques dégourdies où le crâne devient vase engendrant une, deux, des dizaines d’oreilles qui, par leurs circonvolutions, sont semblables aux lobes du cerveau. Que dire de ces étranges formes-bourgeons de l’inconscient ? Elles sont aussi présentes dans le mouvement de « maelström » s’inversant en tourbillons de nuages dans la série des Putti ou le monstre prend sa forme inversée : celle de l’ange, c’est-à-dire d’un « corps sans corps » qui ne connait jamais la paix et qui, semblable au regard, va d’un point à un autre, sans cesse. Il vient, il tourne, son déplacement est sa raison même. Il créé une figure de Rose ou de Méduse. Nous la déchiffrons dans son mouvement circulaire : gouffre, nuage, fleur qui creuse sa propre forme ou qui, affleure, en éclat,  dessinant un espace où toute naissance est possible, sans être jamais sur de son accomplissement. Jeux subtils entre le désir et la jouissance.

Le corps dans l’œuvre de Frédérique Lucien est fait de ces présences réelles. Il est palpable, évanescent, recomposé, part vivante de l’espace. C’est notre corps dont aucune description ne vient à bout. Cette œuvre dit, dans le silence, le déplacement, l’extrême concentration, la vérité sur ce théâtre. Avec elle, nous créons, chaque jour, les moyens de le voir s’y déployer. Un corps passe, qu’avons-nous vu au juste ? Qu’en faisons-nous ?

 

Après avoir vu

« Ferme les yeux
Ce que tu vois alors
T’appartient » 1

  1. Les origines de la vérité. Günther Eich, in «Poésie 32 (1985), Belin., trad. Hans Hartze et Claude Mouchard.