Les pistils du dessin

Entretien avec Marion Daniel.

Frédérique Lucien mène un travail de dessin dans un champ élargi  : en premier lieu par le choix des techniques – gouache, fusain, acrylique, gravure – et des supports divers. Fondé sur une observation aiguë du réel, son œuvre tend progressivement vers une abstraction des formes.

Marion Daniel : Votre travail procède d’une recherche que l’on peut rapprocher de démarches abstraites. On ne peut pas l’associer a priori à un travail féministe. Cependant vous vous exprimez sur cette question du féminisme, car vous êtes fortement consciente de ce que cela implique, d’être une artiste femme.

Si je ne cherche pas à faire oublier que je suis une femme, je veux être regardée comme une artiste. Je n’ai donc pas un travail dans lequel je revendique la position féministe, que j’ai pourtant dans ma vie.

Frédérique Lucien : La prise de conscience a démarré au sortir de l’école. II y avait comme un fossé entre des écoles d’art, ou les étudiantes sont très nombreuses, et le monde artistique où les femmes sont très peu exposées. La question est : est-ce que les femmes arrêtent de travailler, ou bien est-ce qu’elles ne sont pas montrées ? Je n’ai pas cette question en tête au quotidien. Mais à travers mon parcours, elle s’est sans cesse posée. C’est très difficile pour une artiste de défendre une position, d’affirmer un travail. Si je ne cherche pas à faire oublier que je suis une femme, je veux être regardée comme une artiste. Je n’ai donc pas un travail dans lequel je revendique la position féministe, que j’ai pourtant dans ma vie.

En 1989 ou 1990, Yves Michaud, alors directeur des Beaux-Arts de Paris, avait organisé un cycle de conférences. Entendues ou rencontrées à cette occasion, Linda Nochlin, Rosalind Krauss, Eunice Lipton, parlaient du travail d’artistes contemporaines sur lequel elles avaient écrit. Le travail des femmes était alors surtout regardé du point de vue de leur engagement féministe. Ce n’était pas ma vision, ni ma position. À cette époque m’interrogeais : comment faire pour qu’il soit défendu ? Les critiques femmes – puisqu’il y avait une attente vis-à-vis d’elles – vont-elles soutenir ce que je fais ? Au fond, je me demandais comment faire qu’il soit montré en dehors de mon atelier, comment sortir de cette petite pièce dans laquelle je travaillais.

À cette époque j’ai fait une rencontre importante, celle de Joan Mitchell. J’avais alors vingt-sept ans. Elle se revendiquait comme une artiste féministe engagée. Son expérience était celle d’une artiste américaine qui, au début de sa démarche artistique, avait dû se confronter à un univers masculin. Elle a pris les outils et le mode de vie de ces artistes, qui travaillaient en grand format, à l’huile. Elle est allée sur ce terrain-là.

Au fond, elle serait à l’opposé du chemin que j’ai fait. Il me fallait trouver un mode à moi, me défendre face à un système dominé par des hommes et exister dans et avec ce système.

Marion Daniel : Revenons sur la voie que vous avez choisie : le dessin. Le dessin est un lieu de recherche, qui se joue dans la répétition, la reprise subtile et opiniâtre de formes qui se modifient dans la durée. Selon moi, cette recherche est une sorte d’engagement…

Frédérique Lucien : En 1986, j’étais aux Beaux-Arts dans l’atelier multimédia de Joël Kermarrec, où tous les supports pouvaient être utilisés. J’ai été donc confrontée à cette question du choix du médium. Joël Kermarrec m’a aidé à poursuivre ma démarche en dessin et à la revendiquer comme telle. je devenais une artiste avec un travail engagé dans le dessin. Dans le livre qu’Élisabeth Leibovici et Catherine Gonnard ont écrit en 2007 sur les artistes femmes, Femmes artistes, artistes femmes, de 1880 à nos jours, il est question d’une prise de position de plusieurs femmes, telle Rosa Bonheur, qui ont choisi d’axer leur travail dans une direction précise : en allant vers ce que les hommes ne peignaient pas à l’époque, vers des champs qui n’étaient pas exploités par eux. J’ai peut-être, inconsciemment, pris ce chemin du dessin parce qu’il restait une voie assez libre de ce point de vue-là

Je fréquentais Joan Mitchell et je vivais moi-même avec un peintre. Si je voulais tenir dans un système, il fallait absolument trouver un espace où pouvoir développer ma recherche. Dans les tout premiers temps du travail – car on n’est pas artiste quand on sort d’une école –, il faut tenir en disant : je poursuis. C’est ce que j’ai fait, contre vents et marrées…

Mon engagement féministe ne va pas se placer dans la recherche personnelle mais dans ma position par rapport à d’autres artistes en général. Si je me trouve membre d’un jury, je suis attentive au travail fait par une artiste femme, et je fais de même avec mes étudiantes. À engagement égal, à travail sur un même plan, j’ai tendance à soutenir le travail d’une femme davantage, parce que je sais qu’elle rencontre plus de difficultés.

Marion Daniel : Dans votre travail il y a toute une iconographie très spécifique : je pense aux maternités ou aux aréoles. Il serait abusif d’en faire une interprétation littérale, féministe, n’est-ce pas ?

Frédérique Lucien : Là encore, il y a une très forte part d’inconscient dans le choix des sujets. J’ai un attrait vers une chose ou l’autre, que je ne m’explique pas totalement. Pour le projet de Sainte Agathe, il s’agissait d’une invitation d’Alain Leborgne et de Françoise Daniel à l’école des Beaux-Arts de Quimper. J’ai proposé une contribution à l’iconographie de Sainte Agathe, en évoquant la peinture de Zurbaran où les seins de la sainte sont posés sur un plateau. À partir de la forme du labyrinthe, j’ai développé une recherche sous forme de tondi, sur l’idée du lait et du sang qui se mêlent lorsque le sein est tranché. Dans toute cette série, j’ai travaillé alternativement sur les méandres sanguins ou sur une couleur blanche sur blanc, à partir de très grands bois gravés. J’ai également mené une recherche avec mes étudiants sur les représentations de Sainte Agathe : dans un Livre d’heures du xviiie siècle, des peintures italiennes et dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, qui propose un tout autre mode de représentation, beaucoup plus scientifique. Ce qui m’intéressait, c’était le caractère énigmatique du tableau, également présent dans les représentations de Sainte Lucie. Pour moi, il y avait là vraiment une forme singulière. Il est difficile de ne pas se poser la question de la source d’inspiration pour arriver à cette iconographie si spécifique. Dans les deux cas de Sainte Lucie et de Sainte Agathe, on leur a arraché une partie du corps… Ce sont les saintes martyres.

Marion Daniel : Vos œuvres font souvent des clins d’œil – parfois directement – au féminin. L’un d’elles s’intitule Féminin génération quatre, au titre explicite. Vos Pistils et Follicules sont également très proches d’une représentation du sexe féminin. Acceptez-vous une telle interprétation ?

Lorsqu’il a fait l’acquisition des Pistils, le collectionneur, qui est professeur de sciences naturelles, m’a appris que le pistil de la tulipe est l’organe féminin de la fleur…

Frédérique Lucien : J’accepte. Lorsqu’il a fait l’acquisition des Pistils, le collectionneur, qui est professeur de sciences naturelles, m’a appris que le pistil de la tulipe est l’organe féminin de la fleur, mais ce qui m’a appris m’a évidemment beaucoup frappé… Cela rejoint en quelque sorte des désirs inconscients.

Ce qui m’intéresse dans ces formes, c’est la mort lente de la fleur qui, tendu dans un vase, perd de sa présence au fur et à mesure du temps. Il ne reste, une fois les pétales tombés, qu’un pistil jaillissant. J’ai besoin d’observer ce qui vient « après ce qui est manifeste ». Ce qui m’intéresse est le moment où cette fleur se tord, pour essayer d’être. je pense qu’il y avait un lien avec ce que j’étais à l’époque…

C‘est là que l’aventure artistique est intéressante : dans la manière dont on choisit de faire une projection sur une chose, qui se modifie totalement pour arriver à autre chose, dans l’état ou la forme qui a servi de projection de départ n’existe plus.

L’œuvre Féminin génération quatre s’est faite à la suite d’une rencontre dans ma famille entre quatre générations. Je suis partie d’une photographie de quatre femmes dans un paysage. J’ai choisi de représenter seulement les lignes d’horizon du paysage, mais l’évocation pour moi était importante. D’autres œuvres font référence à cette question. C‘est le cas des Encres réalisées en 2001-2002. Je voulais que dans la forme, on sente la liquidité. Beaucoup ont rapproché cette forme d’un travail sur le fœtus. II est en effet question de la courbe, de la forme et du contenant liquide, de la fluidité. C’est présent mais ce n’est pas nommé. L’origine de ce travail est le coquillage, qui est un contenant. Les Encres deviennent donc le contenu du contenant qui n’existe plus… C‘est là que l’aventure artistique est intéressante : dans la manière dont on choisit de faire une projection sur une chose, qui se modifie totalement pour arriver à autre chose, dans l’état ou la forme qui a servi de projection de départ n’existe plus.

Pour reprendre la question du féminin, j’avais parlé dans un entretien de l’histoire de la fille du potier Dibutade de Sicyone, cette jeune femme corinthienne qui, en traçant la silhouette de son amant qui s’éloigne, serait à l’origine de la peinture. II y a un paradoxe, car selon cette légende, la peinture qui serait donc féminine, inventée par et pour une femme… devient finalement un attribut du pouvoir, pour et par les hommes.

Marion Daniel : Il y aurait donc un changement de genre… Plus sérieusement, parler d’art féminin pose problème. Cela revient à appliquer des schémas anciens, y compris ceux véhiculés par la psychanalyse, qui enferment la femme dans un rôle et une sensibilité bien spécifiques. Dans votre travail, quelle définition en donnerez-vous ?

Frédérique Lucien : C’est une question vaste. L’exposition Féminin-masculin, le sexe de l’art au Centre Pompidou en 1995, posait la question du féminin et du masculin. Pour moi, c’est un faux problème. Ce qui compte, c’est la démarche de chacun. On peut bien sûr chercher dans mon travail une démarche féministe, mais je ne veux pas qu’il soit défini comme un travail de femme, ni un travail « féminin ».

La part de féminin peut également être présente dans le travail d’un artiste masculin. Je veux pouvoir continuer à affirmer une singularité, dans les sujets que j’aborde et dans la manière dont je les aborde, en me laissant le plus de liberté possible