Le dessin dans ses éléments

Entretien avec Cécile Marie

Cécile Marie : Quelles définitions donneriez-vous du dessin par rapport à votre travail, en quoi la pratique du dessin est-elle un élément constitutif de votre œuvre ?

Frédérique Lucien : Le dessin, comme forme première et immédiate pour l’expression des perceptions, mais aussi comme dispositions particulières pour saisir le réel et de plus, au-delà de celui-ci, comme outil à même de transcrire de pures inventions subjectives n’a rien perdu de son actualité. « Le dessin est la première chose à chercher, ensuite les valeurs, les rapports des formes et des valeurs » note Camille Corot vers 1860 dans un de ses livres d’esquisses. Il formule ainsi un credo dont nombre d’artistes se réclameront a sa suite. Le dessin est entendu pour moi non pas seulement comme choix de matériaux ou de supports spécifiques, mais également comme composition, comme processus de travail et comme élaboration de contenus. Les formes et leurs conditions de préexistence sont avant tout liées à la personnalité d’un artiste donné, et non aux contingences propres à tel ou tel médium.

Cécile Marie : L’économie de moyen que représente le dessin est-elle un élément important dans le processus d’élaboration de votre projet, et quels sont les enjeux de vos choix esthétiques ?

La gestuelle corporelle, toujours dans le sens d’une extrême maîtrise trace pour moi le premier sillon dans le champ de l’expression visuelle…

Frédérique Lucien : La relation de proximité avec la feuille de papier, l’action de l’apesanteur, de la gravitation dans les limites de la fragilité du support, la gestuelle, mais toujours dans le sens d’une concentration physique, le dessin comme geste, mouvement de la main sur le papier, dans l’espace, dans le temps, sont pour moi au commencement de tout travail. La gestuelle corporelle, toujours dans le sens d’une extrême maîtrise trace pour moi le premier sillon dans le champ de l’expression visuelle quel que soit le médium envisagé. Le dessin est réfléchi, pensée où la spontanéité est liée à une pratique intense, voire quotidienne, mais aussi aux accidents maîtrisés, émanant du choix des matériaux.

Pour les « encres » de 2001-2002, les dessins étaient travaillés dans un double désir d’être à la fois les contenants d’un liquide (eau-encre) et la courbure d’une forme. Ils évoquent autant un espace qu’ils répondent à la nécessité physique de l’imprégnation d’un support par un pigment, afin de rendre compte d’un niveau de contenu dans un contenant, tant abstrait que concret.

Cécile Marie : Comment s’articule la frontalité et la bidimensionnalité du dessin avec l’installation dans l’espace d’exposition que vous investissez au Triage?

Pline L’Ancien relate l’ingéniosité et l’habileté du peintre Appelle dans sa « bataille des lignes » avec son rival Protogine. Compétition à l’origine du fameux « Nulla dies sine Linea » (Pas un jour sans une ligne). Quelle histoire de la ligne se dessine à travers vos propositions? Quelles sont les lignes singulières que vous nous proposez… quels sont vos partis pris ?

Frédérique Lucien : Pour moi ces différentes questions appellent une même réponse. De par sa légèreté de mise en œuvre et sa constante confrontation à la réalité des murs, mon travail s’articule autour des notions d’échelle et de plan aux différents sens du terme. Les murs sont des supports privilégiés, où les outils et les matériaux que j’utilise rencontrent une inscription dans l’espace architecturé pour en mieux révéler ses qualités. Dans le projet pour le Triage, un design sonore, écho au travail pictural, permet d’interroger également d’autres qualités spatiales ou urbaines propres à la situation et aux proportions de l’espace donné, ouvert sur les lointains confins accessibles ou fantasmés de la modernité, tant picturale (impressionnisme, réalisme) que ferroviaire (les trains passant par le triage de Nanterre au xixe siècle vont vers la mer, Courbet, notamment, les a empruntés pour aller affronter les tempêtes à Etretat).

Cécile Marie : Quel dialogue établissez-vous entre le langage directement issu du répertoire du dessin (traits, lignes, pictogrammes… ) et les autres codes du langage et modalités de l’écriture ?

Le dessin constitue à mon sens une approche complète et valable de ce qu’est une démarche artistique en son entier et non une étape préliminaire.

Frédérique Lucien : Le dessin constitue à mon sens une approche complète et valable de ce qu’est une démarche artistique en son entier et non une étape préliminaire. Le dessin est un langage, un signe, un élément de communication, il est à l’origine de l’architecture et de bien des objets, c’est aussi un élément abstrait, une manière d’écrire et de décrire atmospheres, sentiments, expressions du senti ou du ressenti.

Comme le dit Olivier Kaeppelin dans le catalogue de l’exposition réalisée lors de mon séjour à la Villa Medicis, à Rome: « vous vous servez de la série, de la répétition pour créer de grands ensembles… ». C’est en effet un des moyens par lesquels mes recherches, tout d’abord au format du dessin, trouvent dans l’achèvement de la totalité du travail une dimension ample autorisant la confrontation réelle et franche à l’échelle d’une architecture donnée.

Cécile Marie : La légende de Dibutade nous renvoie d’une part au dessin mural, d’autre part à une histoire d’amour. Qu’en est-il du dessin et de ses débordements dans votre pratique (humour, incongruité, etc.) ?

Frédérique Lucien : La veille du départ de son amant, la jeune corinthienne Dibutade dessina sur un mur le profil de celui-ci pour en conserver le souvenir. Là est la légende de l’origine de la peinture. La peinture est donc féminine, de, par, et pour une femme. L’histoire ne dit pas si la mélanographie de l’ombre d’un beau corinthien sur un mur était une mégalographie phallique, ou le simple profil d’un visage. Mais depuis cette origine, la peinture fut entendue de, et par les hommes, comme un attribut du pouvoir. En peinture de chevalet, le profil du portrait est avant tout celui du monarque, de manière emblématique celui du roi Jean II, le Bon vu de profil, représentation d’un pouvoir patriarcal, peint à la détrempe vers 1355. Il n’est pas indifférent de penser que le roi fut l’un des premiers grands mécènes, dont les fils poursuivirent et développèrent l’activité, la « richesse » de ces profils est celle qu’on retrouve sur les monnaies, elle est bien loin de l’austère poésie primordiale du dessein de mémoire de la jeune Dibutade,  c’est cette austère poésie primordiale du dessin qui m’intéresse…

Cécile Marie : Comment voyez-vous votre position en tant qu’artiste dans la société?

Frédérique Lucien : Comme le sociologue Pierre-Michel Menger le décrit dans son livre « Portrait de l’artiste en travailleur » : « Dans les représentations actuelles, l’artiste voisine avec une incarnation possible du travailleur du futur, avec la figure du professionnel inventif, mobile, indocile aux hiérarchies, intrinsèquement motivé, pris dans l’économie de l’incertain, et plus exposé aux risques de concurrence interindividuelle et aux nouvelles insécurités des trajectoires professionnelles. Comme si, au plus près et au plus loin de la révolution permanente des rapports de production prophétisée par Marx, l’art etait devenu un principe de fermentation du capitalisme. Comme si l’artiste lui-même exprimait à présent, avec toutes ses ambivalences, un idéal possible du travail qualifié à forte valeur ajoutée ». Cet idéal n’est pas le mien, il me semble, comme le défendait Adorno en son temps, qu’il reste toujours aux artistes d’autres possibilités que de se dissoudre dans la logique d’un système où le sens des œuvres finit par se perdre.