À fleur de peau

Frédérique Lucien vient du dessin, va au dessin, est le dessin. Empreinte, reflet, image, trace, vanité, matrice, ex-voto ?  Fétichisme ? Sadisme latent ? Son dessin ne fermente pas, il ne raconte pas, il tue le temps – le mien en tout cas. Et ce profond silence, cet élément si prégnant dans certaines de ses oeuvres, d’où pourrait-il provenir, sinon de l’enfance, ce temps de drames et de félicité où elle, vous et moi étions de malicieux petits pervers polymorphes? Le dessin, ça peut être la feuille, la feuille de papier, de métal, de plastique, le papier découpé, le verre, le bâton qui trace un signe dans la neige. À l’encre, au pinceau, c’est toujours la question du geste, la manière de charger d’encre le pinceau, la main qui poursuit une idée. Esquisses, études, croquis. Le dessin, même s’il peut prendre une forme monumentale, renvoie à l’intime. Du silence. Des blancs…Le dessin n’est pas une préparation à autre chose. Il est la chose en soi et pour soi.

Juste après le lycée, en 1981, Frédérique Lucien a vécu une expérience peu commune. Professionnel de l’édition et architecte décorateur, son père avait enseigné le dessin et conçu des jeux éducatifs. Il prit une année de congé sabbatique pour la préparer, elle, à son entrée aux Beaux-Arts. Cette année intense aux horaires inflexibles, fut féconde : après le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Beaune, elle fut admise directement en deuxième année!

Voyager, collecter, ranger, trier, classer…Ses parents étaient d’assidus chasseurs et collectionneurs de papillons, qu’ils mettaient en boîte selon différentes taxinomies : mâles, femelles, tailles, familles, lieux de chasse. Les livres accompagnaient cette active collecte. la famille partait camper dans des montagnes espagnoles, où les grottes peintes étaient encore facilement accessibles. Là, le volume de la roche induisait ou dynamisait le trait, soulignait une expression, un animal, un mouvement, un troupeau, un personnage. Plus tard, elle partira avec son père dans des arboretums en France et en Allemagne pour y constituer une documentation photographique. Dans son travail actuel, la photographie prend une place aussi importante que l’observation sur le motif. Elle lui apporte un cadrage mais lui permet aussi de restituer la spécificité sensible des fragments de corps, la qualité de la peau, les aspérités de la chair. Quant au dessin d’observation sur le vif, il intervient pour l’élément végétal, avec un travail plus formel. C’est l’été que Frédérique Lucien collecte ce qui lui servira de matériau en atelier toute l’année. À la combinaison initiale de ces deux sources s’ajoute un protocole où interviennent le support, l’environnement, la série, le choix de certains de ses sujets et la manière d’exposer ses oeuvres une fois achevées.

Frédérique Lucien entre aux Beaux-Arts de Paris où elle s’initie au dessin de nu en cours du soir. Très introvertie, elle s’installe dans une école déserte pour aborder seule, entre dix-huit et vingt-deux heures, la gravure en taille douce, la lithographie, la sculpture et même la soudure. À cette époque, l’artiste n’a pas encore trouvé sa voie. Elle passe d’un atelier à un autre, sa pratique du dessin n’est pas reconnu à part entière. Enfin, en quatrième année, elle fait la rencontre décisive de  Joël Kermarrec. Ce professeur engagé, décapant et lucide perçoit son potentiel artistique. Il l’aide à s’affirmer, l’immerge dans le langage en lui donnant des textes à lire, lui suggère d’introduire des mots dans ses oeuvres. Avec lui le travail ne relève pas seulement du geste mais de l’acte de réflexion, il ne réside pas seulement dans la pratique mais également dans l’accrochage. Kermarrec a l’intelligence de l’inciter à réaliser de petits livres avec colophonet couverture. Ces objets conçus de façon très professionnelle permettent à la jeune artiste de remporter haut la main le prix de dessin et de lithographiait lui apportent une confiance en elle inespérée.

Un bon dessin implique un rythme de lecture. C’est un flux, avec sa régularité. Il se situe dans le temps et il a son temps. Dans le cas qui nous occupe, il est d’une grande qualité musicale, avec une suite de temps pleins et de temps vides, de bruits et de silence. Les dessins de Frédérique Lucien sont faits à l’oreille. Quand elle dessine, elle s’écoute : rythme, atmosphère, silence, pulsation.

Autre rencontre décisive, dès la fin de ses études : Celle du galeriste Jean Fournier. D’emblée, celui-cila convie à participer à une exposition collective. Un succès. Toutes les oeuvres exposées, la série des Pommes de terre, sont vendues ! En 1990, c’est une première exposition personnelle à la galerie et, dans la foulée, un séjour à la Villa Médicis.

Pour réaliser ces Pommes de terre, des monotypes, c’est à dire des dessins faits au crayon sur une plaque de métal recouverte de peinture puis passée sous une presse, elle déploie au sol de grands rouleaux de papier Japon, s’enduit les pieds de peinture et danse sur ses papiers pour obtenir des trainées de couleur qui servent de base à son travail.

Sortie de sa chambre de bonne parisienne, après un passage à la Cité des Arts, la voici à Rome, à la Villa Médicis, dans un vaste atelier qui l’intimide mais où elle peut enfin mettre son travail sur les murs. Les pistils, ses motifs fétiches d’alors, passent d’un centimètre à vingt centimètres! Cette série, commencée en 1990, constituée d’observations, de répétitions, de variations et de décompositions méticuleuses du pistil de la tulipe, à la gouache et au fusain, fonde la démarche dans laquelle elle s’engage pour de longues années. Chaque dessin y continue le précédent en fonction du mouvement que l’artiste donne au pistil en le tournant entre ses doigts. Ce travail joue sur la continuité et le rythme, maintient la tension sur des séquences filmiques, des vibrations, des changements d’échelles. De cette œuvre pleine de musicalité, le modèle pourrait être la Suite pour Violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach. une forme relativement simple répétée en modules de quatre motifs juxtaposés pour parvenir à une vibration colorée et à la pure suggestion du mouvement.

En 1992, à la Villa Médicis, elle s’attaque aux Fruits d’érable, à la manière des bonnes vieilles planches d’entomologie. Le fruit de l’érable, « l’hélicoptère » des enfants, appelé samare, est jumelé en disamares qui prennent la forme d’une hélice. Frédérique Lucien récupère ces fruits sans penser à ce que cette collecte pourra devenir. D’abord, elle les organise comme des petits herbiers sur des pages de papier qu’elle a fabriqué elle-même. Ensuite, puisqu’il était question des deux ailettes de l’érable, elle présente ce travail en diptyque. Cela génère une autre série, les Traces, œuvre minimaliste et très stimulante pour qui la contemple. Son protocole : à la jonction des feuilles, un réceptacle récupère la poudre de fusain, ce qui aboutit après dépôt à un simple trait au milieu de la page, trait qui rappelle une fente. Le tout est exposé sous forme de seize feuilles juxtaposées où s’entend, en sourdine, une rythmique visuelle rappelant une Gymnopédie d’Erik Satie.

Le fruit dénonce la floraison comme une fausse existence, tout en advenant à travers elle. C’est dans l’éclosion de la floraison que le bourgeon disparaît. non pas « être ou ne pas être » mais « être et ne pas être ». A est toujours non-A, à la fois le même et l’autre. Le dessin, c’est la plus impalpable des lumières, un espace qui est matière, une durée qui est esprit. Il se constitue par rapport à ce qui est en dehors de lui, met en question les partages traditionnels entre le dedans de la conscience et le dehors du monde physique. Son identité est toujours provisoire et en devenir. Tout rapport à l’espace ne présuppose-t-il pas la temporalité ? Le temps n’est-il pas ce que devient l’espace ?

Frédérique Lucien avait complètement abandonné la pratique du nu pendant des années. Son retour à ce qui est pour elle une véritable ascèse se repère dans les carnets de 1994, où figurent des bouches inspirées de sculptures du musée guimet. Ah, le Sourire de Bouddha… En 2003, elle est invitée en résidence à Poncé-sur-Loire, dans la Sarthe pour faire de la céramique, ce qui implique un certain volume. Disposant de peu de temps, elle moule ses propres oreilles, travaillant de nuit, dans un atelier gigantesque où elle finit par disposer d’une grande quantité d’oreilles … Qu’en faire ? Elle les colle sur des pots, dont les volumes s’apparentent à un visage. Ainsi s’opère la réappropriation du corps, dans des volumes abstraits, très effilés dans la forme, inspirés de vases et de pots du XVIIIe, cuits à la dégourdi, c’est- à-dire à demi, pour faire perdre à la pâte son eau.

Le corps reviendra à travers la représentation des lèvres, avec les orées, en 2008. Puis il se prolongera en dessins de bouches coupées, pliées, au format 21 x 29,7, format A4. Ces bouches, dessinées au fusain, renvoient elles aussi à la clairière, à l’ouverture et à la feuille, la feuille de papier en suspension. Travail d’une approche du volume par le pli, par l’ouverture et par l’ombre portée. Si elle travaille au fusain, matériau qu’elle juge difficile, c’est par goût du défi. Lorsqu’elle voyage, elle en achète d’autres. Des fusains, elle en possède de sept pays différents, toute une gamme qui lui permet d’obtenir des variations de noirs et de bruns qu’elle exploite pour la première fois en travaillant la pigmentation de la bouche, des lèvres, cherchant la volupté et la profondeur à coups de bruns chauds, de noirs, tantôt plus bleus, tantôt plus bruns.

Quelques années plus tard, les Anonymes représentent des fragments de corps. Marquée par les ex-voto, en particulier par ceux qu’elle a découverts lors d’un voyage au Brésil dans un de ces musées qui mélangent des approches historiques, ethnographiques et d’art contemporain, si riches en objets de fabrication récente, toujours utilisés dans les cérémonies chamaniques ou vaudou, elle s’est dit : « Pourquoi ayant abordé l’oreille et la bouche, ne développerais-je pas un propos sur différentes parties du corps ? » Elle avait déjà travaillé cette thématique du corps fragmenté avec le sujet de Sainte Agathe et de ses seins tranchés. Elle continue dans cette voie et développe aujourd’hui des études sur ces corps morcelés à partir de détails de personnes proches qui viennent dans l’atelier et acceptent de dévoiler, qui un coude, qui un bras, un sein, un sexe, des jambes… Dès la prise de vue photographique, elle dispose déjà du cadrage qui lui sert de base pour le dessin. on y retrouve les accidents, les grains de beauté, les veines, des excroissances, plis, ridules, cicatrice, pigmentation, vascularisation, carnation, rides, tâches, poils, cals et autres déformations, mais surtout la texture et la couleur de la peau. Frédérique Lucien développe cela en séries composées par le choix des fragments, ensembles restreints de trois, quatre éléments, voire de quatorze ou même vingt fragments indépendants.

Sa production récente de vues d’omphalos, Nombril (2012-2013) est plus conceptuelle, à la limite de l’abstrait, au format 25 x 33 cm, c’est-à-dire au format moyen d’un bassin. on ne voit pas les contours des hanches et l’impression qu’on en garde est celle d’une vision à la fois macro et microcosmique. Le papier est maltraité, mouillé, encré, frotté, de façon à révéler des qualités insoupçonnées qui vont servir à la future construction du dessin. En accompagnant ce parcours pas à pas, nous échappons au temps segmenté de la consommation pour nous rapprocher du temps dilaté de la contemplation.